Le Théâtre Royal de La Monnaie, Bruxelles ©Luc Viatour / Wikimedia commons

Un collectif d’artistes occupe le Théâtre de La Monnaie à Bruxelles depuis le début du mois d’avril pour alerter sur la gestion de la crise par les autorités. Leur combat ne se cantonne pas au monde de la culture, et ils comptent sur la convergence des luttes pour se faire entendre.

« De Munt is bezetzt ! De Munt is bezetzt ! ». La Monnaie est occupée. Voici le refrain qu’entonnent quotidiennement quelques dizaines, voire centaines de personnes sur le parvis du Théâtre Royal de La Monnaie. « Bezet La Monnaie occupée », un collectif d’étudiants et travailleurs issus du monde culturel, a investi cette prestigieuse institution bruxelloise depuis le samedi 3 avril 2021. A l’issue d’une négociation « compliquée », de l’aveu du porte-parole du collectif, la direction de cette salle d’opéra, de concert et de danse, a autorisé dix personnes à dormir sur place, sur des matelas installés dans le hall, jusqu’au 18 avril. Haut lieu de la Révolution belge et temple de l’opéra, cet illustre bâtiment figure surtout parmi les trois lieux culturels sous la tutelle du gouvernement fédéral, les deux autres étant le Palais des Beaux-Arts et l’Orchestre National.

En Belgique, ce sont en effet les gouvernements communautaires, au nombre de trois, qui gèrent la politique culturelle. « Le fait que l’on occupe La Monnaie n’est pas anodin. On s’adresse ainsi directement au gouvernement fédéral », explique Thymios Fountas. Auteur, comédien et metteur en scène de 31 ans, il est porte-parole du collectif et l’une des principales figures de la contestation. « Le collectif que nous avons formé rassemble 22 personnes, toutes issues du monde culturel. Nous occupons jour et nuit le hall d’entrée et le café de La Monnaie. Et nous organisons quotidiennement, entre 17h et 19h, des tribunes politiques et artistiques sur le parvis », poursuit-il.

Cette occupation en rappelle une autre, celle du Théâtre National, toujours à Bruxelles, commencée le 19 mars dernier. Elles viennent s’ajouter à la liste déjà fournie des théâtres européens occupés, qui n’en finit plus de s’allonger. Le monde culturel s’agace et s’agite. Depuis qu’a commencé l’occupation du Théâtre de l’Odéon à Paris au début du mois de mars, de nombreux théâtres, opéras et scènes musicales ont rejoint le mouvement d’occupation des lieux culturels, qui touchait déjà 58 salles à la mi-mars dans l’Hexagone.

A Bruxelles, si les musées ont d’ores et déjà pu rouvrir au public, les salles de spectacle demeurent fermées en raison de la situation sanitaire et les autorités n’ont annoncé aucune date pour un retour du public. « Nos revendications sont multiples, déclare Thymios. Nous voulons avant tout interpeller le gouvernement sur sa gestion de crise, désastreuse, qui accroît les inégalités et les injustices. Nous demandons la reprise des activités porteuses de lien social, car aujourd’hui, la solitude tue. »

Un lieu de rassemblement pour « tous les invisibles »

L’entrée du bâtiment occupé est interdite au public. Le parvis, en revanche, donne sur l’avenue commerçante la plus fréquentée de Bruxelles (la rue neuve), ce qui apporte une grande visibilité aux tribunes politiques et artistiques qui ont lieu tous les jours. Une agora où s’expriment les voix d’autres secteurs touchés de plein fouet par les restrictions tels que la restauration, l’événementiel, le monde de la nuit… Thymios affirme que son collectif « ne souhaite pas d’exception culturelle. Nous ne nous battons pas pour ouvrir en premier, ou pour obtenir plus d’aides au détriment d’autres secteurs. Le secteur de l’Horeca (Hotels, restaurants, cafés, ndlr) souffre évidemment de cette crise. Pareil pour l’événementiel, les indépendants… Les tribunes sont l’occasion de donner de la voix à tous ceux qui en manquent cruellement. »

Le collectif interpelle directement le gouvernement fédéral. Au menu des revendications : un refinancement massif de la culture, la sortie de l’état d’urgence, qui empêche le débat démocratique, la mise en place d’une politique ambitieuse de lutte contre les inégalités et la précarité… Thymios appelle quotidiennement le Premier ministre, Alexandre De Croo, pour le moment sans succès. « Je persévère, je lui laisse un message tous les jours en l’invitant à me rappeler. Nous lui avons même symboliquement installé une petite chaise sur laquelle il pourra venir échanger et négocier avec nous », affirme-t-il. En attendant une hypothétique visite du plus haut représentant de l’Etat fédéral, le collectif compte bien rassembler le plus de monde possible.

« Une pièce de théâtre doit être le lieu où le monde visible et le monde invisible se touchent et se heurtent », écrivait l’auteur dramatique Arthur Adamov. Comme pour lui répondre, faute de pièces de théâtre, c’est aujourd’hui devant les salles de théâtre que porte la voix des invisibles, Christine Mahy. Haute figure de la lutte contre la pauvreté en Belgique, cette dernière s’est exprimée publiquement sur le parvis de La Monnaie vendredi dernier. Pour elle, la crise n’a fait que rendre plus visibles des inégalités déjà patentes. « C’est dramatique de se dire qu’il faut une telle crise pour visibiliser les invisibles », se désole-t-elle. La réponse donnée par les autorités lui fait peur. Vendredi, avant sa prise de parole, Christine a vu la police serrer la vis à l’encontre des manifestants. Ce jour-là en effet, les policiers ont confisqué le matériel sonore du collectif (micros, enceintes…), et ont interdit la diffusion de musique plus de dix minutes. « C’est terrifiant ! Pourquoi les autorités n’acceptent-elles pas le dialogue, tout ce qui nourrit le débat démocratique, plutôt que donner une réponse autoritaire ? », interroge-t-elle.

La convergence des luttes en ligne de mire

Les organisateurs souhaitent mobiliser les pouvoirs publics bien au-delà du seul cas des travailleurs et étudiants issus du milieu culturel. Thymios ne cache pas leurs ambitions : « Nous espérons que plusieurs mouvements suivront. Il est plus que temps d’unir nos forces pour obtenir des résultats. Nous relayons la voix de tous les oubliés de la crise, tous ceux qui en ont souffert et en souffrent le plus : sans-papiers, sans-abris, étudiants précaires, chômeurs, travailleurs culturels (le régime d’intermittence n’existe pas en Belgique, ndlr) … » Le collectif est soutenu par une myriade de fédérations du monde associatif et syndical, et s’inscrit dans un paysage de luttes.

Des profils variés témoignent quotidiennement sur la situation du secteur qu’ils représentent. Mardi dernier, c’est par exemple Félix, membre du mouvement Jeunesse en lutte contre la précarité et l’isolement, qui est venu apporter son soutien à l’occupation de La Monnaie et présenter les revendications portées par les étudiants : mise en place d’un salaire étudiant, de bourses spéciales Covid à l’intention des jeunes, la rémunération de tous les stages, l’élargissement du CPAS (équivalent du RSA) … Il a profité de sa tribune pour évoquer l’impact psychologique de la crise sur les jeunes. « A l’ULB (Université Libre de Belgique), on ne peut pas obtenir de rendez-vous avec les psychologues avant 2 à 3 mois. Dans la période que nous traversons, c’est impensable ! De nombreux jeunes ne peuvent pas se payer de psychologue privé, il faut être à leur écoute. » Jeudi après-midi, les féministes étaient également présentes lorsqu’une centaine de personnes écoutaient des intervenantes dénoncer le patriarcat, les violences faites aux femmes et les inégalités au travail. La convergence des luttes est également au cœur de la mobilisation qui touche depuis le 19 mars le Théâtre National, situé non loin.

Théâtre National, Bruxelles ©Romaine / Wikimedia commons

Le directeur artistique du Théâtre Royal flamand de Bruxelles, Michael De Cock, soutient les mouvements de contestation. Il a d’ores et déjà annoncé la programmation d’un spectacle pour le 26 avril, sans attendre l’annonce d’une réouverture par les autorités. Les mesures de restriction sont toutefois en vigueur jusqu’au 25 avril, dans l’attente de prochaines décisions qui devraient être annoncées cette semaine. M. De Cock a affirmé à l’AFP que le spectacle Jonathan, de Bruno Vanden Broecke et Valentijn Dhaenens, donnera lieu à plusieurs représentations. Les consignes sanitaires seront respectées, de la ventilation à la mise à disposition de gel hydroalcoolique, en passant par des rangées et des chaises laissées vides pour assurer la séparation des spectateurs, le fléchage au sol et, surtout, une jauge d’accueil située entre 50 et 100, pour une capacité de 500 places. D’après le directeur du bâtiment, il s’agit de « prouver que cela peut se faire de façon convenable. »

Pour le moment, aucun membre du gouvernement fédéral, ni même communautaire, n’a répondu aux sollicitations des manifestants. Ces-derniers devront quitter les lieux dimanche. Et après ? « Le combat continue ! affirme Thymios. On ne conteste pas pour le plaisir de contester, on attend des réponses. Nous traversons une crise multiple, sociale, culturelle, économique… Les autorités ne peuvent pas rester sourdes à nos appels. Elles doivent comprendre cette détresse vécue par beaucoup, et y répondre. Nous mènerons notre combat jusqu’au bout, et si l’on doit déloger le 18 avril comme prévu, nous trouverons d’autres moyens pour faire passer nos messages », assure-t-il.

En France, le mouvement de blocage des lieux de spectacle semble bien engagé. S’il n’en est qu’à ses balbutiements chez nos voisins belges, il se pourrait qu’il prenne de l’ampleur dans les jours qui viennent. D’autant plus que le projet de loi sur la Pandémie, présenté par le gouvernement fédéral, arrive au Parlement cette semaine. Très critiqué par les milieux associatifs et syndicaux, il prévoit d’introduire un fondement légal aux mesures de restrictions de liberté mises en place depuis le début de la crise sanitaire.

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