
Cloîtrés dans leurs chambres, des dépendances ou des garages, les beatmakers parviennent à fournir un travail que l’industrie musicale et les labels des rappeurs demandent constamment. Immersion dans un de ces studios amateurs, le « 4K ».
« Les beatmakers sont rarement rémunérés à la hauteur du travail qu’ils fournissent », explique Martin Fraisse, 23 ans, surnommé « Marti4K ». Il emprunte son nom de scène à celui de son studio, « le 4K ». Situé à Saint-Maur-Des-Fossés (Val-de-Marne), ce garage attenant à la propriété de ses parents est depuis quelques années un laboratoire musical. Une table, un canapé, des tabourets, un ordinateur, deux écrans, un micro de marque RØDE pour enregistrer la voix ; cette pièce de 10 mètres carrés a été aménagée en studio amateur. Le public a l’image d’une table de mixage et d’une vitre derrière laquelle le rappeur débite son texte ; rien de tout ça dans cet étroit « home-studio », comme se plaît à le nommer Martin. « Ici, on fait essentiellement des instrus et des top-lines. » Les top-lines consistent en la création de lignes de chant, en plus de l’instru (instrumental, ndlr) qu’ils fournissent au rappeur. « C’est une sorte de yaourt qu’on pose sur l’instru », dont le but est « d’inspirer les artistes », précise Martin. Un travail conséquent qui n’est pas à négliger.
Dans ce garage, aussi appelé « le Bendo », l’ambiance est décontractée et bon enfant. C’est entouré de ses amis que Martin compose la plupart de ses instrus. « Au 4K, dit-il, nous sommes plus axés sur la composition musicale, nous faisons rarement de l’enregistrement des artistes, parce que cela nous intéresse moins. »
Le rap en tête de liste
« Marti » compose depuis maintenant trois ans. Pour en éclairer certains, le terme d’instru, aussi appelée vulgairement « prod », rassemble la batterie, ainsi que la mélodie, sur lesquels le rappeur pose sa voix lors d’un morceau de rap. Les artistes cherchent donc à s’associer avec nombre de beatmakers, et la demande de telles compositions croît constamment. Le fondement de l’industrie musicale est aujourd’hui le streaming, via des abonnements à des plateformes d’écoute comme Spotify ou Deezer. En 2019, le Syndicat National de l’Edition Phonographique (SNEP) a enregistré une croissance de 5,4% dans le secteur des ventes en streaming et, la même année, le SNEP a comptabilisé une part de 46% du streaming dans le chiffre d’affaire de l’industrie musicale, soit 625 millions d’euros. Parmi les 20 meilleures ventes de 2019, l’on trouve 9 rappeurs, parmi lesquels Ninho, Jul ou encore Nekfeu.
La catégorie « musique urbaine » compte donc parmi les poules aux œufs d’or de l’industrie musicale. Un engouement autour du rap qui devrait faire le bonheur des beatmakers amateurs. Par exemple, Lil Nas X, pour son hit Old Town Road aux accents country, s’est enregistré dans sa chambre, et cela ne l’a pas empêché de se hisser, pendant des semaines, en haut du Billboard, le classement des 100 meilleurs morceaux aux Etats-Unis.
« On est arrivés à une époque où composer de la musique d’assez bonne qualité est devenu accessible pour tout le monde », affirme Martin Fraisse. Avec un ordinateur et des connaissances en composition musicale sur le logiciel FL studio, n’importe qui peut donc composer une « prod » et l’envoyer au label d’un artiste. « Il n’y a pas forcément de règles, répète-t-il, ni d’étapes à suivre absolument pour composer, j’aime bien commencer par trouver la mélodie, à l’aide d’un synthé numérique, c’est-à-dire que c’est l’ordinateur qui va générer des notes de musique. » Il va ensuite rajouter différentes notes de batterie (charleston, caisse claire…) avant de tout structurer.
Une traversée du désert pour les beatmakers
« Je trouve que le terme beatmaker est un peu réducteur. On ne fait pas qu’un beat, on accompagne l’artiste de A à Z. Je préfère porter l’appellation de producteur. » Si « Marti » fournit au label de l’artiste une top-line ainsi qu’une instru, il va obtenir plus de droits d’auteur si jamais celle-ci est retenue. « On va toucher ce que l’on appelle des points de réalisation, parce qu’on a normalement une plus grande implication dans le son […] mais en tant que compositeur, c’est difficile de s’en sortir. » Lorsqu’un gros artiste bloque la prod d’un beatmaker amateur, comme Marti, s’ensuit une période de négociations et de démarches administratives assez longues. « Personne ne nous accompagne. Nous n’avons pas de syndicat par exemple. Ça arrive que le label mette du temps à nous payer ou n’envoie pas les documents adéquats […] c’est une galère, il y a beaucoup de papiers à remplir. »
Marti a fait sa meilleure collaboration avec le rappeur Bramsito, du label 92i, appartenant au rappeur Booba. Il a également travaillé avec un autre beatmaker, Trent 700, pour composer une instru, qui a été « bookée » par le label pour le hit Habiba de Bramsito. Le rappeur du 92i s’est rendu plusieurs fois au Bendo pour enregistrer et composer là-bas. Trent 700 et Marti4K ont également fait des collaborations avec les rappeurs Kaaris et Gradur. Les compositeurs sont très souvent crédités dans les hits sur Spotify, au début de leurs « prods », ou dans les clips diffusés sur Youtube. Généralement, ça ne va pas plus loin : « C’est compliqué de se faire payer à temps, d’avoir les pourcentages que tu devrais avoir. », bougonne Marti. Le jeune beatmaker touche les droits de la Sacem d’un hit après parfois un an. Il se sent précarisé par rapport au travail qu’il fournit : « J’ai été radié du chômage, sourit-il, parce que j’avais une session avec Bramsito le jour de mon rendez-vous à Pôle Emploi. On pense d’abord aux opportunités dans ce milieu. » Le hit Habiba compte plus de 10 millions de streams sur la plateforme Spotify, et le clip, sur Youtube, presque 3 millions de vues. Marti garde de ce partenariat avec Bramsito un bon souvenir, d’autant que les collaborations qui se passent sans accroc se font rares pour les beatmakers.
A l’avenir, Marti ambitionne de diversifier ses compositions et de sortir du domaine du rap, pour investir celui de la pop, ou de tout autre genre musical qui aurait besoin de ses talents. Une distanciation de la production musicale qui soulagerait les musiciens plus « traditionnels » en temps de Covid : « Avant on avait besoin d’une guitare pour faire de la musique, appuie Marti. Maintenant, on a juste besoin d’un ordinateur. »