
Et si le dessin n’avait pas sa place au milieu des pages d’un journal ? En 2019, le New-York Times décidait de supprimer ces représentations satiriques de son édition internationale. Il y a quelques mois, Xavier Gorce prenait la décision de quitter la rédaction du Monde après une vive polémique à la suite de la publication de l’un de ses dessins. Ces dernières années, le dessin satirique a mauvaise presse au point de s’interroger sur sa légitimité artistique.
Peut-on encore rire de tout ? Cette question fait le tour des plateaux de télévision, de radio et fait l’objet de nombreux débats sur les réseaux sociaux. La tragédie de Charlie Hebdo en 2015 a davantage remis en question le rôle et la portée du dessin de presse au XXIème siècle. Pour Damien Glez, dessinateur pour le réseau international Cartooning for Peace, il est évident « qu’en France, aujourd’hui, on ne peut plus faire rire sur tout. L’hypersensibilité au dessin y est de plus en plus forte. » Pour cet ancien directeur de publication délégué de l’hebdomadaire satirique Journal du Jeudi, cette menace qui pèse sur le dessin de presse est à contextualiser avec la crise de la presse en général. Et pourtant, il constate tout de même que les Français sont toujours friands d’une impertinence, mais pas sous la forme journalistique du dessin : « La satire est aussi très présente dans l’audiovisuel avec les imitateurs, mais pour le dessin, il y a un réel manque de connivence, de second degré. »
Or, le dessin de presse doit être considéré avant toute chose comme une œuvre d’art, quelque chose de sacré. Bien des dessinateurs de presse viennent du monde de la bande dessinée, qui est un bien culturel à part entière. Avant d’être dessinateur de presse, René Pétillon est auteur de BD et notamment de L’enquête corse. On ne censure pas une toile parce qu’elle déplaît, on ne devrait donc pas pouvoir censurer un dessin de presse. Censurer un dessin de presse reviendrait à censurer l’art, ce qui ne devrait jamais arriver en démocratie. « Mais en France, je ne sais pas si l’on peut dire que les dessinateurs soient victimes de censure, nuance Damien Glez. Ils ont aussi cette faculté de s’autocensurer. Chacun a ses limites, mais la loi leur impose aussi certaines choses. »
Pour Antoine Chereau, dans la profession depuis 30 ans, le dessinateur de presse « n’est pas menacé, mais marche sur des œufs en permanence. » Depuis quelques années, il a cette impression qu’à chaque dessin, « l’artiste va systématiquement vexer quelqu’un. Il y a une forme de susceptibilité croissante pour tout. » Damien Glez partage cette opinion du bad buzz qui peut arriver très vite : « Il y a une frilosité bien plus accrue depuis quelques années, mais en même temps, j’ai l’impression que des rédactions attendent la première erreur pour avoir l’occasion de supprimer le dessin de leur exemplaire. » L’un des derniers exemples en date est le New-York Times. Rapidement, le dessin du Portugais Antonio a été dénoncé comme antisémite. Deux jours plus tard, la direction du journal s’excusait sur Twitter et retirait l’œuvre de sa base de données.
Mais le simple fait de censurer un dessin de presse parce qu’il est accusé de blesser une communauté renvoie notre société aux pages sombres de son histoire : l’URSS détruisait des œuvres qui valorisaient le capitalisme, l’Allemagne nazie détruisait des livres qui ne véhiculaient pas les idées qu’elle voulait imposer. Ici, le New-York Times supprime un dessin de presse qui déplaît à la communauté juive.
Le dessin de presse, contenu artistique avant tout
Selon Damien Glez, « le politiquement incorrect devient de plus en plus tabou en France. » Résultat : selon lui, pour pouvoir rire de tout, il est nécessaire de se situer à un niveau de second degré différent, moins frontal. « Le dessinateur peut encore dessiner ce qu’il veut, mais il prend plus de risques qu’avant, ajoute Antoine Chereau. Dessiner dans la presse est un acte courageux aujourd’hui. » La liberté d’expression reste la valeur la plus centrale pour un dessinateur de presse. Comme elle l’est pour un peintre, pour un écrivain ou pour un poète. « Et le dessinateur de presse en France jouit de cette liberté d’expression, mais il doit être prêt à encaisser la suite », conclut Damien Glez.
Aujourd’hui, les dessinateurs et les organes de presse font preuve d’une prudence inquiétante, difficilement imaginable dans une démocratie. Et pourtant, selon Damien Glez, « il doit y avoir un double contenu éditorial dans un journal : le factuel, et le contenu éditorialisant, c’est-à-dire celui qui doit permettre au journal de s’exprimer en son nom. » Il voit alors le dessin comme un outil efficace pour accrocher le lecteur : en voyant un dessin, le lecteur doit avoir envie d’aller lire l’article qui correspond au dessin, « comme ce que faisait Plantu au Monde », souligne Damien Glez. Cette prudence peut s’expliquer par le fait que les rédactions et le lectorat voient aujourd’hui le dessin de presse comme une prise d’opinion. Mais avant d’être politique, le dessin de presse, par son appellation « dessin » est artistique. La valeur qu’on lui prête à la lecture dépend du public, et donc de la cible.
Rakidd est lui illustrateur avant d’être dessinateur. Il n’a rien contre les caricatures de l’Islam « mais parfois, ce n’est pas la religion qui est caricaturée, mais les gens issus de l’immigration par exemple. Ou alors sont caricaturés des gens qui mènent leur propre combat comme les minorités ou la communauté LGBT », explique-t-il. De nombreux dessinateurs et médias jouent aujourd’hui sur le flou qui entoure cette ligne entre la satire et l’insulte. « Lorsqu’ils publient un dessin qui tourne en dérision les migrants, ça n’a aucun sens, ils savent que ça va vendre, développe Rakidd. Aujourd’hui, s’attaquer aux plus faibles permet de rester à flot. » Et c’est peut-être à ces fins que le dessin de presse sort du domaine de l’art, pour devenir un véritable outil d’opinion. Mais dans notre société contemporaine, pour vendre, rechercher l’aspect artistique ne suffit pas, il faut trancher et prendre parti.
L’enjeu marketing n’est plus négligeable. Pour survivre, un titre de presse doit vendre. Publier des dessins qui peuvent froisser une clientèle potentielle est un véritable risque pour un journal, et peut avoir un impact sur ses chiffres de vente : « Un journal a besoin de publicité et de lectorat. Pour cela, il doit faire attention à rentrer dans les rangs, et même si cela doit passer par réduire le poids du dessin », déplore Antoine Chereau. La réalité économique rattrape bien vite les contenus éditoriaux produits par le journal. Et souvent, « le dessinateur est pris en étau entre l’enjeu économique des journaux et sa liberté d’expression », ajoute Damien Glez. Rien ne l’empêche par ailleurs de publier ses dessins, en son nom, sur ses réseaux. Il conserve cette liberté d’expression personnelle, qui lui est chère. Le seul souci aujourd’hui est que le dessin de presse est au service de l’éditorial, et prend donc une tout autre dimension qu’une œuvre d’art exposée dans un musée.
Les motivations d’un dessinateur sont avant tout personnelles. Rakidd explique qu’il dessine pour « rebondir sur quelque chose qui [l]’indigne. Dans le dessin satirique, on traite toujours sur ce qui nous énerve parce que l’on veut tourner en dérision quelque chose ou quelqu’un. » Pour Antoine Chereau : « Le dessin de presse naît d’un énervement par rapport à un fait, et ensuite, l’artiste transforme cette indignation par de la dérision. » C’est une véritable forme d’expression, comme un livre représente les pensées de son auteur, ou une toile la vision de son peintre. Un dessin est la représentation artistique et imagée de la réalité.
Dessiner pour provoquer
Maintenir le dessin de presse dans une édition relève aujourd’hui du pari pour les titres de presse. C’est une véritable prise de position, un choix à assumer. Pour Damien Glez, le dessin de presse ne doit jamais perdre son âme : celle de provoquer : « La provocation fait partie du dessin. On traite volontairement l’actualité de manière décalée, et ce décalage vient comme une surprise aux yeux du lecteur », plaide-t-il.
Selon Emmanuel Pierrat, auteur de l’ouvrage 100 œuvres d’art censurées, interrogé par CitaZine : « L’avant-gardisme en matière d’œuvre d’art est considéré comme un problème. Ce que l’on n’arrive pas à comprendre est une œuvre qui sape les fondements et les règles de la société. » Lorsque le dessin détourne un thème qui a toujours été abordé de manière sobre, cela surprend, choque et parfois effraie. Bien souvent, le dessin de presse qui caricature la religion est perçu comme choquant, car la religion est un domaine de tout temps présenté comme sacré, même dans l’art.
Antoine Chereau va plus loin : « Le dessin de presse est forcément une forme de provocation, car il fait réfléchir. Il y a ceux qui vont vouloir réfléchir, et ceux qui vont subir le dessin comme une agression, car l’idée principale ne correspond pas à leurs attentes idéologiques. » Lui voit les dessinateurs de presse comme un contrepoids, dont le rôle est de s’attaquer à toute forme de pouvoir, et pas uniquement celui réservé à l’élite. « Et c’est ici que l’angle d’un dessin est important, explique-t-il. Pour moi, un bon dessin est un dessin bien anglé, qui reflète la problématique posée, qui n’est pas agressif pour l’être, là où l’interprétation peut être multiple, qui suscite du débat. »
Faire un pas de côté, parvenir à tourner en dérision quelqu’un ou quelque chose mais pas uniquement facial, de manière bête. Voici le défi auquel font face les dessinateurs de presse au XXIème siècle. « La Une de Charlie Hebdo, titrée ‘C’est dur d’être aimé par des cons’ illustre bien toute l’importance de l’angle, relève Antoine Chereau. Il n’y aucune remise en cause de Dieu là-dedans, mais dans l’hypothèse où Dieu existe, il ne doit pas être content de ces créations. » Souhaiter une réaction à son dessin est aussi source de motivation pour tout dessinateur. Au point de pousser la provocation à son paroxysme, ce qui dérange parfois : « Ceux qui défendent complètement le dessin provocateur ont la tête dans le guidon, ils ne sont plus connectés aux lecteurs », estime Rakidd. Mais une réaction à un dessin de presse est semblable à celle d’un visiteur de musée en face d’un tableau. Personne ne perçoit l’art de la même manière, ce qui inclut donc le dessin de presse.
Plaire à tous est impossible. Comme pour tout, il y aura toujours des détracteurs, des gens qui n’apprécient pas, ou qui ne se sentent pas en adéquation avec ce qu’ils lisent, voient ou entendent. Rakidd perçoit que « les lecteurs sont de plus en plus persuadés que tout ce qui est sur Internet doit leur plaire, sinon c’est mauvais. » C’est l’évolution qu’il note aujourd’hui : ce genre de dessins est commenté et critiqué par des personnes qui ne sont pas sa cible initiale. « Charlie Hebdo est critiqué par des personnes qui ne lisent pas Charlie Hebdo, et à qui les dessins ne sont pas adressés », illustre Rakkid. En revanche, il nuance ses propos lorsqu’il s’agit de partager un dessin sur les réseaux sociaux : « Sur Internet, c’est différent, car tu acceptes de le mettre à disposition de tous, donc il faut s’attendre à des retours négatifs. »
Pour Emmanuel Pierrat, « si vous faites du très conceptuel, très abstrait, si vous êtes sur un terrain que le censeur ne maîtrise pas, il pense que ce que vous faites est un problème. » En revanche, dès que la création passe dans le domaine de l’art, il n’y a plus de problème. Ainsi est-il impératif de reconnaître le dessin de presse comme une œuvre d’art avant toute chose.
Avec l’apparition des réseaux sociaux, tout est partagé beaucoup plus vite et beaucoup plus loin. Les dessins de presse n’échappent pas à la règle. « Grâce aux réseaux sociaux, le dessin dépasse rapidement les frontières et atteint des publics avec une vision différente. », remarque Damien Glez. Et c’est bien là toute la difficulté aujourd’hui. Faire un dessin universel est devenu mission impossible. Damien Glez rappelle l’exemple de la caricature de Mahomet par le quotidien danois Jyllands-Posten en 2005 : « Au Danemark, il y a une vraie culture de la satire. Mais imaginez les réactions lorsque le dessin est arrivé en Syrie, en Jordanie ou au Niger. » Si un dessin ne peut plus être regardé uniquement par le public pour lequel il a été réalisé, son auteur doit-il prendre en compte tous ceux qui peuvent le voir ? Selon Antoine Chereau, « le dessin ne dépasse pas les frontières au hasard. Pour reprendre le cas des caricatures danoises, elles ont sans doute été volontairement transmises aux gens qui allaient réagir. C’est orchestré, et on ne peut pas empêcher l’instrumentalisation. »
Un format en décalage avec la société
Et malheureusement, « le dessin n’a pas les reins assez solides pour défendre sa position et se justifier face à ça, regrette Damien Glez. Un dessin universel va être artistiquement pauvre, il sera totalement aseptisé, sans code spécifique. » Charlie Hebdo, par exemple, dessine pour un public de niche en France, au risque parfois qu’il soit mal interprété au-delà des frontières, comme c’était le cas avec les caricatures de Mahomet en 2016.
En revanche, il faut bien comprendre qu’un dessin fait partie d’un journal, c’est un ensemble d’informations. Le sortir du contexte du magazine, c’est en faire ressortir tous les aspects choquants, qui ne l’étaient pas au milieu du numéro. « C’est comme une scène d’un épisode de la série South Park, compare Rakidd. Si elle est sortie de son contexte, elle apparaît scandaleuse, mais dans l’épisode, c’est plus logique. » Seul, un dessin de presse est une œuvre d’art sacrée, réalisée par un artiste qui a voulu laisser paraître son ressenti à travers un crayon. Au sein d’un journal, au beau milieu d’articles de presse, ce dessin peut prendre une tout autre dimension, et intervenir dans l’impact éditorial.
Depuis quelques années, il y a cette impression que le dessin de presse n’a pas vraiment évolué à la même vitesse que la société. Au point de percevoir le dessin satirique comme un format désuet. « Certains dessinateurs et titres de presse n’ont pas cherché à évoluer, ils gardent leur ligne de conduite du départ, comme le Canard Enchaîné ou Charlie Hebdo. Ils ont mis du temps à intégrer le web dans leur stratégie éditoriale », reconnaît Damien Glez. Ce manque d’adaptation, volontaire ou non, creuse encore un peu plus le fossé qui s’étend entre la presse traditionnelle et les nouvelles générations. Ce sont d’ailleurs ces générations qui apportent un autre regard sur le dessin de presse, plus acerbe et méfiant. « J’ai vraiment l’impression de m’adresser à un public d’un certain âge, explique Antoine Chereau. Nous sommes peu suivis par les jeunes, mais plus par une génération qui est extrêmement sensible au dessin de presse. »
Le dessin de presse représente finalement un certain paradoxe : il apparaît comme désuet pour toute une génération, mais reste un format qui s’échange à une rapidité unique, grâce aux réseaux sociaux. Antoine Chereau garde espoir : « C’est peut-être dépassé avec l’émergence de l’image animée, mais cela reste impactant car cela ne nécessite pas beaucoup de moyens. Tout est résumé en une image. »