
Sandrine Treiner, directrice de France Culture depuis 2015, revient sur une année riche d’enseignements et trace quelques lignes directrices pour l’avenir du sanctuaire de la culture.
Férue de littérature et d’histoire, Sandrine Treiner commence sa carrière au Monde des Livres et comme auteure dans l’édition avant de se tourner vers l’audiovisuel et France 3 où elle est, de 1998 à 2009, successivement rédactrice en chef et coproductrice de l’émission Un livre, un jour et rédactrice en chef-adjointe de l’émission quotidienne Ce soir ou jamais animée par Frédéric Taddeï. En 2009, elle devient rédactrice en chef en charge de la culture, des débats et des grands entretiens à France 24, tout en rejoignant, en août 2010, France Culture en tant que chroniqueuse pour la littérature et le cinéma. En octobre de cette même année, elle est propulsée au poste de conseillère des programmes. En novembre 2011, l’historienne accède au poste de directrice adjointe de France Culture et directrice éditoriale, auprès d’Olivier Poivre d’Arvor.
L’ex-journaliste aura eu le temps d’observer ce dernier travailler avant de lui succéder, en août 2015. Réputée pour avoir une poigne ferme (« elle tient Culture comme Bonaparte l’armée d’Italie », confiait l’un de ses subordonnés à nos confrères de Télérama), elle y imprime très tôt sa marque. La ligne éditoriale change quelque peu. En saisissant avec lucidité l’énorme potentiel du podcast, Sandrine Treiner modernise France Culture.
Dès 2017, la maison publiait ses premiers podcasts natifs – ceux-ci naissent directement en numérique, sans passer par l’antenne. Elle s’est désormais hissée au rang de deuxième radio de France en écoute de Podcasts, avec 23,8 millions d’écoutes. Revendiquant « l’esprit d’ouverture », Sandrine Treiner a réussi à élargir le spectre de l’audience de France Culture – 1 608 000 auditeurs quotidiens en 2020, selon les données de Médiamétrie. Fidèle à ses choix pendant les deux premiers confinements, Sandrine Treiner trace trois axes prioritaires pour ce troisième confinement : l’éducation, les fictions et l’actualité.
« Rien n’est si insupportable à l’homme que d’être dans un plein repos, sans passions, sans affaires, sans divertissement, sans application », écrivait dans Pensées II Blaise Bascal. Lors du premier confinement, aviez-vous pour dessein de donner un sens au quotidien des Français, monotone, parfois morose, et ressemblant drôlement au scénario du film « Un Jour sans fin » ?
Sandrine Treiner – Nous avions prioritairement pour ambition d’assurer notre mission de service public, laquelle consiste tant à informer nos auditeurs qu’à leur permettre de s’évader. La crise nous intimait toutefois d’en faire davantage. Nous avions en tête deux sujets en particulier. Nous voulions d’abord donner à réfléchir à nos auditeurs. J’avais le sentiment que la réalité de ce qui nous arrivait et le traitement qui en était fait concouraient à renforcer le caractère anxiogène de cette crise. Ainsi me paraissait-il absolument indispensable de prendre le temps d’expliquer à nos auditeurs ce qu’il se passait, dans le calme.
Nous souhaitions également accompagner ce que notre catalogue d’émissions permettait déjà de faire presque intrinsèquement et avons, en parallèle, mis l’accent sur l’éducation. Nous avons adapté nos programmes de sorte à proposer des accompagnements de programmes scolaires dans toutes les disciplines, aussi bien à l’antenne que sur le web. En somme, notre antenne, portée par Les Matins (l’émission d’actualité du matin, ndlr), a conservé son ambition de donner à penser ce qu’il se passe.
Comment votre grille a-t-elle été modifiée ? Avez-vous maintenu par exemple vos trois émissions d’actualité : Les Matins, La Grande Table et Le Temps du Débat ?
Dans un tout premier temps, nous avons été soumis, de la même manière que les autres radios nationales, au Plan de continuité d’activité. Lorsque le premier confinement a été décrété, nous avions au sein de l’enceinte de l’établissement beaucoup de cas de Covid-19, et ces personnes étaient donc empêchées de travailler. Notre crainte, c’était de ne plus pouvoir honorer la mission de service public qui nous est confiée. Nous avons été contraints de quitter physiquement la radio. Seuls deux techniciens demeuraient à la radio et nous faisions tout à distance. Nous nous sommes concentrés sur la matinale et sur un programme de rediffusion en lien avec les programmes scolaires et avons créé une émission, en partenariat avec l’Éducation nationale, qui s’appelait « Écoutez, révisez. » Nous nous sommes, dans le même temps, beaucoup développés sur le web.
Vous y avez notamment alimenté généreusement « Le Fil Culture », avec des articles de fond, des conseils de lecture, mais aussi beaucoup de podcasts…
Oui, la période était tellement exceptionnelle que nous n’avons guère peiné à remplir nos pages sur le web. On a notamment créé dès le premier jour du confinement un podcast qui s’appelait « Radiographies du coronavirus », qui abritait chaque jour des analyses scientifiques, philosophiques, économiques et historiques. Ce podcast m’était cher puisqu’il constituait une base fiable des connaissances en temps réel sur l’évènement auquel nous étions confrontés. Nous avons aussi pris le temps de nous pencher sur ce qu’il se passait à l’international. Le nouveau podcast « Affaires étrangères » y était consacré. Fort heureusement, à partir de début mai, nous avons pu progressivement rouvrir des secteurs de l’antenne.
« Les modes ne sont après tout que des épidémies provoquées », écrivait George Bernard Shaw. Le dynamisme du podcast vous paraît-il éphémère ? S’est-il au contraire à votre sens inscrit durablement dans le paysage médiatique ?
L’effet de mode crée à mon sens l’ampleur de l’offre. En revanche, le podcast, c’est-à-dire la liberté de pouvoir écouter les programmes que vous avez envie d’écouter quand vous le voulez et d’où vous voulez, est non seulement durable, mais je pense que c’est l’avenir de la radio. Cela imprime sur notre média une nouveauté qui est définitive. Le podcast va progressivement s’imposer comme un mode d’usage incontournable de la radio. Ce n’est ainsi pas à mon sens « une épidémie provoquée », mais un apport naturel à notre média. Cela représente une véritable révolution, une transformation totale du paysage puisqu’avant, l’auditeur était passif ; il ne pouvait qu’allumer ou éteindre la radio. Il en est aujourd’hui tout autrement.
« France Culture, c’est l’esprit d’ouverture. » C’est l’un de vos slogans depuis 2017. Comment rester ouverts sur un monde fermé ?
Pour l’anecdote, le confinement a coïncidé avec une campagne de communication qu’avait lancé Radio France sur France Culture sur le thème de l’esprit d’ouverture, alors même que chaque pays se repliait sur lui-même. Ils avaient même mis une grande banderole sur la façade de Radio France. Cela me fait toujours sourire ! On a tous bien compris qu’à partir du moment où l’on était tous à l’intérieur, on allait avoir besoin d’ouvrir des fenêtres. On a, par exemple, modifié le programme des Matins afin d’accueillir une parole d’artiste tous les jours à 8h50. La séquence s’appelle aujourd’hui « À quoi pensez-vous ? » L’idée, c’était de faire des ponts entre l’intérieur et l’extérieur et de faire en sorte que les auditeurs, cloîtrés dans leur domicile, restent connectés au monde extérieur.
Cette crise a-t-elle élargi le spectre de votre audience ?
C’est ce que j’ai, à mon grand bonheur, constaté. Depuis la série d’attentats de 2015, nous remarquons que les crises successives ont chacune été des facteurs d’augmentation significative de notre audience. Dans ces moments-là, il me semble que l’on apparaît assez clairement comme un repère, en raison de la très forte relation de confiance que nous avons tissé avec nos auditeurs. Par ailleurs, on propose un ton, un rythme, un temps, qui séduit parce que nos auditeurs ont besoin de prendre le temps pour comprendre ces évènements. J’espère que, durant cette crise, le son de la radio a pu rompre la solitude de certains.
Dans un article sur « Le Fil de la Culture », Mathilde Serrell estime que la poésie, puisqu’elle apaise et fait tomber les cloisons de l’enfermement, représente le meilleur antidote des « confinés » ? Partagez-vous cette thèse ?
La poésie ne représente, à mon sens, pas un meilleur antidote que d’autres formes d’expression littéraire. Il y a plusieurs voies et chacun cherche, dans une situation difficile, celle qui lui convient le mieux. J’ai fait partie des personnes qui ont eu du mal, pendant un certain temps, à relire des romans, alors que je suis pourtant une boulimique de littérature. Comme tout le monde, j’étais très perturbée. Or, la littérature demande une certaine capacité d’oubli de soi pour se glisser dans l’univers de l’autre. J’avais en outre tellement le sentiment que nous vivions un scénario de science-fiction que je n’éprouvais guère le besoin d’en rechercher davantage. Ainsi me suis-je plutôt tourné vers les essais historiques.
Vous n’avez donc pas relu La Peste d’Albert Camus et le Joueur d’échecs de Stefan Zweig, qui se sont par ailleurs particulièrement bien vendus en 2020 ?
En l’occurrence, si. J’ai dans un premier temps relu « La Chute » puisque nous étions en train de créer, avec la famille d’Albert Camus, le premier festival entièrement consacré à Camus, qui devait se tenir à la fin du mois de juin. La hausse des ventes de « La Peste » m’a quelque peu étonnée puisque, dans ce roman, le virus n’est qu’une métaphore, mais chaque évènement a son livre fétiche. Cela traduit, selon moi, un besoin collectif de retrouver du collectif. Au moment des attentats de 2015, c’était « Paris est une fête » d’Hemingway. Or, à priori, le rapport entre ce livre et ces terribles évènements n’est pas très étroit. Néanmoins, je trouve ce regroupement autour des livres assez poétique et, en un sens, émouvant.
Cette crise a-t-elle confirmé votre désir de vous tourner vers des formats longs, permettant de traiter les sujets en profondeur ?
Quand une radio a une identité aussi forte que la nôtre, elle est un peu comme une personne, même si elle est bien sûr multiple et plurielle par définition. La crise exacerbe notre personnalité : on est soi-même au carré. On a, au sein de notre grande équipe, ressenti ce besoin d’être encore plus centrés sur qui nous sommes, sur la proposition que nous faisons à l’auditeur. D’une certaine façon, ce sont ces périodes qui nous incitent à clarifier encore davantage la singularité de notre offre. Chacune des antennes s’est trouvée, en raison du Plan de continuité d’activité, encore plus confortée dans sa spécificité. Pour notre part, nous sommes diablement nous-mêmes !
La crise a exacerbé une tendance préexistante : la digitalisation de l’art. Ne vous semble-t-elle pas, à certains égards, dangereuse ? Le spectre de l’homme numérique, ne se rendant plus au musée, au théâtre ou au cinéma, ne vous effraie-t-il pas ? Que penser de cette culture dématérialisée ?
Une partie de l’accélération de la digitalisation est venue pallier l’absence de culture « live », compte tenu de la fermeture des lieux culturels. Cette tendance me paraît avant tout conjoncturelle. Quand une nouvelle possibilité s’offre à un secteur, quel qu’il soit, cela ouvre de nouveaux champs davantage que cela n’en ferme. Je me méfie de ce réflexe pavlovien qui consiste à penser que quand quelque chose s’impose, ce n’est pas bien. La confrontation physique avec un tableau demeure, certes, une expérience parfaitement inaliénable. Mais le fait que des personnes qui sont à distance des œuvres puissent avoir accès à des visites virtuelles de musées et d’exposition ne me paraît pas choquant. Ce n’est pas la même expérience mais l’une ne me paraît pas ni concurrencer l’autre, ni devoir subir une désapprobation de principe. Les deux formes de consommation de l’art me paraissent complémentaires.
« Tout ce qui dégrade la culture raccourcit les chemins qui mènent à la servitude », écrivait Albert Camus. « Sans culture, l’esprit s’use et perd son ressort : une vie imbécile est semblable à la mort », écrivait encore Publilius Syrus. Que représente à vos yeux la culture ? Qu’est-ce que serait un monde sans culture ? Est-il possible ?
Je partage la pensée de ces deux auteurs. Un monde sans culture ne peut pas exister parce que l’homme est, par essence, un animal culturel. Certains se trompent sur ce que signifie la notion de culture. La culture, ce n’est rien d’autre que la définition même de l’humain, c’est-à-dire la mise en symbole de l’expérience de la vie. Il est d’ailleurs assez frappant d’observer que, même au sein des régimes politiques qui ont tout fait pour contrôler la culture, celle-ci leur échappe, et leur échappera vraisemblablement toujours !
Estimez-vous que les moyens alloués par le ministère de la Culture à Radio France sont suffisants ?
Aujourd’hui, j’ai les moyens de mener France Culture comme je l’entends. C’est une radio unique en France, unique en Europe et unique au monde. Il faut en être collectivement très fiers. J’ai les moyens de mes ambitions. Ces moyens, ce sont des gens, de la compétence, de l’argent, mais c’est aussi un esprit, une culture !