
Les industries culturelles ont difficilement pu échapper au bouleversement apporté par le numérique, qui a singulièrement frappé la musique et le cinéma de plein fouet. Ironiquement, le jeu vidéo, numérique par essence, avait jusque-là résisté à ce changement de paradigme. Le dématérialisé a profité de la crise sanitaire pour s’affirmer, sans pour autant effacer le poids du jeu physique.
En 2020, le dématérialisé sortait grand gagnant de la crise avec une hausse de 79% de ventes en un an. Thao Coubrun, journaliste freelance pour jeuxvidéo.com, parle d’une « influence positive au niveau des ventes dématérialisées. » Pour le journaliste, « la nécessaire digitalisation due à la crise a accentué une tendance déjà présente. » Une tendance « normalisée et palpable depuis 7-8 ans », selon Guillaume Fourmond, en mission de support pour Game Kult, qui témoigne d’un nouveau tournant dans l’industrie : « En 2020, c’était la première fois que les différents constructeurs proposaient leur console sans lecteur de disque. Les PS5 Standard et Lite ont désormais des jeux disponibles sur Internet. » En juillet 2020, EA, Take-Two et Sony confirment dans leur bilan financier que le format numérique a pris l’aval sur le support physique, de 51% à 55%.
À l’instar des librairies face à Amazon, Thao estime qu’il y a une certaine souffrance des magasins physiques, en particulier ceux spécialisés et indépendants. Guillaume suppose quant à lui que « les gamers se tournent davantage vers le dématérialisé à la suite de la fermeture de nombreux magasins de jeux vidéo. » Camille Sergent, responsable adjointe d’un Micromania, explique que « la quasi-totalité des magasins a dû fermer à cause de leur superficie, et pour ceux encore ouverts, la fréquentation a drastiquement baissé. »
La pandémie de Covid-19 a également perturbé les lancements de jeux vidéo, et les circuits traditionnels de distribution n’ont pas été épargnés. Thao explique que la crise est partiellement responsable de la pénurie de certaines consoles : « Le contexte a provoqué une perturbation des canaux de distribution au niveau des transports. De facto, les composants des consoles et les consoles elles-mêmes n’ont pas pu être livrés comme prévu. » Mais contrairement aux idées reçues, la vente de jeux physiques n’a baissé que de 3,2% en 2020, et cette baisse pourrait s’expliquer par la fermeture des magasins durant les confinements. Marc Nivelle, directeur général de Just For Games, voit une « tendance de fond du dématérialisé qui ne provoquera pas d’effondrement du physique. » Le marché des consoles se maintient, avec pas moins de 666 millions d’unités vendues en 2020.
Effet cadeau et boule de neige
Selon Marc Nivelle, « le dématérialisé reste fort sur les jeux grand public comme FIFA où les ventes en physique ont fortement baissé, d’au moins 20%. » Mais il distingue deux catégories de jeux qui vont rester dominantes en version physique, la première étant les jeux dits familiaux, pour ceux qui ne sont pas habitués à la consommation digitale et qui aiment le support comme la Nintendo Switch. « Il y a un effet cadeau là-dedans, quand les gens s’offrent des coffrets pour Noël par exemple. Surtout pour des grandes licences et des jeux dérivés de dessins animés ou de films. »
À l’autre bout du spectre, il y a les « jeux pour hardcore gamers (joueurs passionnés, ndlr), pour les collectionneurs qui sont attachés aux boîtes de jeu et aux bonus physiques. », explique Marc Nivelle. Collectionner est un passe-temps, voire une passion pour certains, qui mêlent collecte et préservation de jeux vidéo, de consoles et d’objets dérivés. Pour Guillaume, il est question de « d’être propriétaire versus locataire. » Les versions physiques ne risquent pas de s’arrêter car elles constituent un objet, parfois décoratif, dont le joueur est fièrement propriétaire. Sentiment de fierté difficilement palpable lorsque l’on a seulement téléchargé un jeu. Guillaume estime que « c’est une valeur ajoutée d’avoir le jeu dans sa boîte, et pourquoi pas un artbook ou la bande son du jeu. » Même son de cloche chez Micromania, puisque Camille affirme qu’il y a « toute une catégorie de personnes fans de jeux vidéo, de collectionneurs, qui n’achèteront jamais du format dématérialisé, sauf en cas d’extrême nécessité, si tous les magasins de jeux vidéo fermaient par exemple. » Un autre argument de taille, qui est une des spécialités de Micromania : « Certains joueurs veulent aussi pouvoir revendre leurs jeux, notamment dans le but d’en acheter d’autres et donc d’amortir les frais », explique Camille.
C’est aussi l’aspect générationnel qui entre en jeu, avec des gamers attachés à la dimension viscérale de l’objet, contrairement à des joueurs plus jeunes qui se contentent de télécharger un jeu. Mais télécharger implique une contrainte de stockage sur les disques durs, comme sur la PS5 décriée pour ce défaut, renforçant l’intérêt de garder le jeu physique. Pour Marc Nivelle, « l’évolution vers le digital dépend aussi de l’offre disponible pour les joueurs et il n’y a pas d’équivalent de Netflix pour les jeux vidéo. » Ce qui s’en rapproche le plus serait le Game Pass de Xbox, service d’abonnement de Microsoft, ou encore Steam, plateforme de distribution de jeux en ligne. Mais il l’assure : « L’offre digitale n’est pas encore assez développée pour le grand public. Offrir des jeux sur Steam n’est pas rentré dans les mœurs, c’est loin d’être acquis pour des gens qui ne sont pas des gamers. »
Les ventes physiques sur console ne dominent que d’une courte tête lorsque l’on comptabilise le nombre d’exemplaires vendus, et les titres dématérialisés se révèlent tout de même plus lucratifs. Ils représentent 21% de part de marché de l’intégralité du secteur, contre seulement 13 % pour le jeu physique, relève le Syndicat des éditeurs de logiciels de loisirs (SELL).
Au même titre que le cinéma, le jeu vidéo est un concentré d’art et de divertissement qui s’est largement démocratisé. La France n’hésite pas à soutenir les jeux vidéo et de nombreuses actions gouvernementales sont mises en place pour aider à la création. À commencer par le CNC qui octroie chaque année des bourses à des studios de jeux vidéo, pouvant couvrir jusqu’à 50% du budget de production.