
Le Syndicat national des auteurs et des compositeurs estime que plus de la moitié des auteurs et dessinateurs de bande dessinée vivent sous le seuil de pauvreté.
C’est un énième coup de massue pour les auteurs et dessinateurs de bandes dessinées. Les organisateurs du Festival International de la BD d’Angoulême (FIBD) ont confirmé auprès de nos confrères de l’AFP l’annulation de la grand-messe française de la bande dessinée, prévue du 24 au 27 juin 2021. « C’est un crève-cœur et nous sommes très tristes », témoigne dans un entretien au Parisien Franck Bondoux, délégué général du FIBD. Mais nous sommes obligés de tenir compte du contexte réel. Trop d’incertitudes pèsent encore. (…) Continuer d’imaginer le festival dans un format réduit, avec des jauges, alors que nous avons plutôt des petits espaces, ce n’était plus possible. »
Cette décision – sans doute motivée par l’annonce, mercredi soir, par le président de la République, Emmanuel Macron, d’un troisième « confinement » qui ne dit pas son nom, – devrait significativement impacter le secteur de la BD, jusqu’alors relativement épargné. Selon une étude de l’Institut GfK, que Le Virus de la Culture a pu se procurer, les ventes de BD ont progressé de 9% en 2020. « Cette hausse est d’autant plus remarquable que les ventes de BD sont en hausse continue depuis 2016. La BD représente aujourd’hui, en volume, un livre sur cinq achetés en France », écrivent les auteurs de l’étude.
« Il y a toutefois un paradoxe entre les bonnes ventes de BD et les auteurs qui crèvent la faim », cingle Marc-Antoine Boidin, dessinateur et vice-président du groupement BD du Syndicat national des auteurs et des compositeurs (SNAC). Selon les derniers chiffres officiels, qui datent de 2014, 53% des 1500 auteurs interrogés à l’époque par États Généraux de la Bande Dessinée (EGBD) déclaraient un revenu inférieur au Smic – soit 1231 euros net – et 36% vivaient sous le seuil de pauvreté – 1063 euros selon l’INSEE. La situation est encore plus alarmante aujourd’hui : le SNAC estime qu’au moins la moitié des auteurs, dessinateurs et scénaristes vivent sous le seuil de pauvreté.
L’étude ne prend en effet pas en compte la « catastrophique » réforme de l’Urssaf qui a contribué, de l’avis général des dessinateurs, à les plonger dans la précarité. Le régime social des artistes-auteurs, créé en 1964 à l’initiative d’André Malraux pour favoriser la création artistique, était vétuste, mais les auteurs s’y retrouvaient. « Depuis qu’on est à l’Urssaf, c’est un enfer administratif », regrette Christelle Pécout, autrice et dessinatrice de BD. Ainsi se retrouvent-ils régulièrement dans des situations kafkaïennes, dévorés tout entiers par l’Etat « obèse. »
Les auteurs ont ensuite souffert en mars 2020, au même titre que les autres acteurs du monde culturel, de la fermeture des librairies et kiosques. Selon l’Institut GfK, les ventes ont chuté, en volume, de quatre millions d’exemplaires lors du premier confinement. Si les maisons d’édition ont en légèrement pâti, la période a été particulièrement rude pour les auteurs. Du jour au lendemain, ils ont perdu leurs revenus « accessoires » – interventions dans des classes d’école, ateliers BD ou dessins de presse – et ont dû, pour certains, reporter la sortie de leur album. Ces revenus n’avaient rien « d’accessoire » pour nombre d’auteurs peu connus, payés au lance-pierre par leurs éditeurs. « On a vu des auteurs être payés 2000 ou 3000 euros pour un album de 140 pages », s’insurge Fabien Vehlmann, scénariste multiprimé, membre du SNAC, de la Ligue des auteurs professionnels et du collectif AAA (Auteurs Autrices en Action).

Série de « petits Noël »
Ces reports ou annulations de sortie de BD ont particulièrement pénalisé les jeunes auteurs. « Le report de la sortie d’un livre est dramatique car c’est leur carte de visite pour montrer leur activité professionnelle », note Emmanuel de Rengervé, délégué général du SNAC. Si l’on ne peut faire la promotion d’une BD, cela prive les auteurs de la possibilité de se présenter professionnellement. » À ce problème s’ajoute celui de l’embouteillage des sorties, lorsque l’exécutif daigne considérer les libraires comme des « commerces essentiels. » Il s’y est résolu en décembre 2020. Les ventes avaient alors explosé, mais les auteurs restaient suspendus aux décisions arbitraires du gouvernement. « L’effet d’embouteillage a été démultiplié puisque chaque réouverture de librairies constituait un petit Noël », note Fabien Vehlmann. Beaucoup de BD ont ainsi été sacrifiées, et seuls les titres connus se sont vendus, ce que confirme l’étude de l’Institut GfK.
La relative bonne santé du marché livresque est aussi à mettre en regard du naufrage des autres secteurs culturels. D’après les chiffres du Syndicat national de l’édition (SNE), les ventes de livres n’ont chuté que de 2% en 2020. La situation de ce marché n’a bien évidemment rien de comparable avec celle des théâtres, musées et galeries par exemple. « Ces 9% ne sont pas le fait d’un élan très énergique du livre, mais plutôt du déclin des autres secteurs culturels. », souligne ainsi Emmanuel de Rengervé.
Un mois auparavant, à la 47e édition du Festival d’Angoulême, qui s’est tenue du 30 janvier au 2 février 2020, Emmanuel Macron avait promis de ne pas laisser tomber les auteurs de BD dans la précarité. « Nous tenons à protéger davantage les auteurs. (…) Le rôle de l’Etat est de leur donner plus de quiétude », avait tonné le chef de l’Etat dans le Théâtre d’Angoulême. Et d’ajouter : « Nous aurons des initiatives fortes en la matière dans les prochains mois. »
Aucun acte concret n’a pourtant suivi ces promesses. Les auteurs ont pu bénéficier, comme d’autres corps de métier, de mesures conjoncturelles telles que le Fonds de solidarité, mais réclament depuis plusieurs années des mesures structurelles. « Nous constatons que nous ne sommes pas entendus. C’est désespérant », témoigne Dorothée de Monfreid, autrice et dessinatrice. « Nous attendions par exemple en 2019 un rendez-vous autour d’un changement du code de propriété intellectuelle, qui devait apporter certaines protections. Celui-ci n’a toujours pas été honoré », abonde Marc-Antoine Boidin, du SNAC. Les négociations sur la revalorisation des avances sur droits des auteurs et dessinateurs sont expédiées. « Le gouvernement botte très souvent en touche sur cette question, pourtant essentielle, sous prétexte que cela ne regarderait que les auteurs et les éditeurs », explique Marc-Antoine Boidin.
La fausse bulle d’air
Ainsi, rien n’est fait par l’exécutif pour simplement mettre chaque acteur autour d’une table. Les éditeurs la fuient, en faisant vraisemblablement le calcul cynique que, s’ils accordent un revenu digne à chaque auteur qu’ils publient, ils perdront une part significative de leur chiffre d’affaires. Ce problème est corrélé à la politique de surproduction des éditeurs. Depuis plusieurs années, les maisons d’édition ont fait le choix d’accepter de publier énormément d’auteurs, ce qui leur a permis d’augmenter leur marge, tout en saupoudrant les miettes du gâteau sur les auteurs et autrices. Elles sont aujourd’hui placées devant un choix consubstantiel à la survie du secteur de la BD.
« Soit les éditeurs continuent à éditer à tour de bras et à payer au lance-pierre les auteurs, soit ils en publient moins, mais les payent de façon raisonnable », analyse Fabien Vehlmann. Les éditeurs doivent aussi laisser une chance aux jeunes auteurs prometteurs. « C’est aux éditeurs de se dire : cet auteur a du potentiel mais il n’exprimera pas son talent s’il crève la dalle », pointe Marc-Antoine Boidin.
Enfoncés dans ce bourbier, les auteurs croyaient avoir trouvé une bulle d’air : le rapport Racine. Franck Riester, ancien ministre de la Culture, avait confié en avril 2019, conseiller maître à la Cour des comptes, une mission prospective sur l’état des mutations que les activités de création ont connu ces trente dernières années. Ce rapport sur le statut des artistes auteurs – ils ne concernent ainsi pas que les auteurs et dessinateurs de BD – baptisé « L’auteur et l’acte de création » – a été remis mercredi 22 janvier 2020 à Franck Riester. Les 23 mesures de ce rapport de 141 pages ont reçu un accueil chaleureux des professionnels.
Le rapport préconisait notamment de « déterminer un taux de référence de rémunération professionnelle pour les acteurs selon les secteurs. » Les auteurs ne sont pour l’instant pas payés à la tâche mais à l’album. Ainsi reçoivent-ils par exemple de la part de leur éditeur un chèque de 10 000 euros pour un album sur lequel ils ont travaillé un an. Cette mesure offrait une lueur d’espoir aux auteurs, mais n’a pas été retenue par l’actuelle ministre de la Culture, Roselyne Bachelot. Ainsi en a-t-il aussi été de la proposition de création d’un conseil national paritaire, lequel aurait pu former une caisse de résonnance. Les auteurs, représentés par une myriade de syndicats, auraient enfin pu parler d’une seule voix.
Sur les 23 mesures du rapport, seules 15 ont été retenues lors de la présentation du plan du gouvernement pour aider les artistes-auteurs, jeudi 11 mars 2021. « Ces quinze mesures fortes répondent aux problèmes unanimement dénoncés et vont changer radicalement la donne pour les auteurs », s’est vantée dans un entretien à nos confrères du Monde Roselyne Bachelot. Il ne s’agit in fine, pour ces derniers, que de « mesurettes. ». « Le rapport Racine a finalement été déterré mais il n’en reste rien », tranche Christelle Pécout.
« Ma crainte, c’est que l’on ne se rende pas encore compte que l’ensemble de l’écosystème est extrêmement blessé, peut-être à mort », confie Fabien Vehlmann. Et d’ajouter : « C’est pour moi la même chose que de regarder une étoile. Elle brille mais on sait qu’elle est morte. » La hausse des ventes de BD est en ce sens l’arbre qui cache la forêt. « D’où vient donc, en un siècle aussi éclairé que le nôtre paraît l’être, le dédain avec lequel on traite les artistes, prêtres, peintres musiciens, sculpteurs, architectes », demandait déjà Honoré de Balzac dans le texte Des artistes en 1830. Il appartient à l’Etat de s’assurer que l’étoile ne s’éteigne pas.