
Au croisement de l’art contemporain et de l’aménagement des territoires, l’urbanisme culturel crée des passerelles entre des univers artistiques singuliers et des espaces en transformation. L’urbanisme transitoire consiste quant à lui à l’occupation passagère de lieux publics ou privés, généralement en amont d’un aménagement pérenne. Des espaces qui sont devenus le terrain de nouvelles expérimentations artistiques, citoyennes et fédératrices.
Une manière de stopper l’entre-soi métropolitain. Pour Éloïse Broc’h, responsable du pôle communication de Yes We Camp, association d’urbanisme, le bilan est clair : « Dans les grandes métropoles mondiales comme dans les espaces périurbains, la ville fragmentée prospère. L’entre-soi est un mode de vie et s’impose comme manière de diviser l’espace urbain, mettant en danger la possibilité d’une cohésion sociale. » L’urbanisme culturel vient alors s’immiscer dans des espaces en mouvement, où les enjeux de démocratie et d’appropriation sont prégnants. Les artistes et acteurs locaux participent à la fabrique urbaine à travers des opérations d’aménagement, de requalification d’espaces publics, de chantiers, de lieux désaffectés.
Parmi ces lieux désaffectés, Vive les Groues est une friche de 9 000 m² devenue tiers-lieu, « faisant office de jardin public au milieu d’un nouveau quartier de Nanterre », explique Manon, bénévole. Un tiers-lieu est avant tout un espace de sociabilité mis en œuvre par un collectif et au service d’un territoire. Manon estime que « ce genre de projet n’est pas rentable mais socialement très bénéfique. » Elle, comme beaucoup d’acteurs de l’urbanisme transitoire, croit en l’impact positif et durable des initiatives urbaines.
L’importance du participatif
À travers l’animation collaborative du site et des ateliers, il s’agit de « faire naître un écosystème d’acteurs variés et engagés, de fédérer autour d’intentions communes et de permettre l’émergence d’une identité de quartier », explique Manon. Vive les Groues vient d’initier jusqu’au 9 mai un parcours artistique composé d’œuvres de street art, d’espaces de verdure et de mobiliers urbains. De l’art urbain participatif, où la conception et la réalisation des différents éléments du parcours se font lors d’ateliers et de chantiers en collaboration avec les habitants.
Force est d’admettre que ces lieux alternatifs, notamment les Grands Voisins, sont de plus en plus reconnus pour leurs bienfaits. Ces projets sont les fruits de Yes We Camp, association qui gère plusieurs tiers-lieux comme celui des Grands Voisins. L’association est née à Marseille lors de l’été de la Capitale Européenne de la Culture, pour porter la réalisation collective d’une mini-ville éphémère, artistique et écologique. « C’est la rencontre de plusieurs ambitions : production locale, accueil des plus fragiles, relation au vivant et à l’écologie, développement des apprentissages individuels et communs, des possibilités de création artistique, et volonté de réalisations collectives. », résume Éloïse Broc’h.
Le POLAU, pôle arts & urbanisme, est une structure d’urbanisme culturel « à destination des artistes et opérateurs culturels, des chercheurs, des collectivités et des aménageurs, en France et à l’étranger. », explique Lorène Lenert, assistante de communication. Pour le pôle, utiliser des méthodes transversales et créatives permet entre autres « un meilleur impact et une meilleure diffusion, plus ludique et qui attire plus l’attention. » Le POLAU en lui-même essaie de valoriser des projets à caractère environnemental, social ou ancrés localement. Lorène ajoute que « dans un contexte de co-construction, les projets encouragent à faire participer les citoyens. »
Noé Talmont, diplômé de Science Po Rennes, est coordinateur pour la coopérative culturelle Cuesta, qui mobilise l’art au service de la collectivité territoriale. Est Ensemble, organisme public territorial, est maître d’ouvrage pour le projet Plateau photo. « Un groupe composé de représentants associatifs, d’usagers, d’habitants est invité à parcourir des tronçons de la Promenade et à imaginer, à travers un dispositif photographique sur téléphone portable : que pourrait-on faire ici ? », explique la coopérative. Pour Noé, ce type de projet sous-tend une volonté éthique : « Il s’agit de participer à la fabrique de la société et agir pour ses habitants sans l’aspect foncier et lucratif. Cela permet d’être au plus près des acteurs locaux, de petits artistes que l’on aide financièrement. » C’est une manière de sensibiliser et d’intégrer les acteurs locaux, de mêler une vision politique à une dimension éthique.
Quid de l’argent ?
En ce qui concerne les tiers-lieux, Noé déplore que l’État ait adopté une logique d’isomorphisme coercitif. En l’occurrence, il faut comprendre que l’État a senti une tendance à suivre puis a calqué une politique qui fonctionne d’un endroit à un autre. Noé explique : « L’État a constaté que le tiers-lieu était salvateur de petits espaces ruraux donc il a subventionné plein de projets, principalement sur 3 ans, sans en assurer la pérennité. » Ce phénomène devient un obstacle au maintien de formes organisationnelles égalitaires ou collectivistes. Éloïse Broc’h explique que « ce qui [leur] fait défaut, c’est de pouvoir nouer des partenariats financiers sur le long terme. Ils sont de moins en moins proposés par les financeurs mais permettent d’engager des programmes d’actions sur plusieurs années et améliorer [leur] visibilité financière. » Lorène explique quant à elle que le POLAU est financièrement soutenu « par le ministère de la Culture, la région Centre Val de Loire, Tours métropole et la ville de Tours. »
Pour Noé, il y a une réelle « volonté éthique à la base, mais tout projet urbain va participer à l’embourgeoisement, à la boboïsation. » La fabrique de la ville est processuelle et passe par la gentrification car selon le coordinateur, « il y a forcément une ascension sociale et une logique migratoire. » La gentrification désigne les transformations de quartiers populaires dues à l’arrivée de catégories sociales plus favorisées qui réhabilitent certains logements et importent des modes de vie et de consommation différents. Manon estime quant à elle que le projet de Vive les Groues « a véritablement créé de la mixité sociale puisque beaucoup de ce qui est proposé est en libre accès et le lieu se veut inclusif. » Mais forcément, certains de leurs ateliers comme des cours d’anglais dans une yourte, attirent davantage des « bobos ». S’il est difficile de précisément décrire un bobo, contraction de bourgeois-bohème, le sociologue Camille Peugny le définit comme « une personne qui a des revenus sans qu’ils soient faramineux, plutôt diplômée, qui profite des opportunités culturelles et vote à gauche. »
Éloïse est également témoin du phénomène, mais aussi de son inverse : « Lorsque nous intervenons dans des quartiers aisés, le sujet est inversé : nous réussissons à y faire habiter et venir des populations vulnérables. Le résultat peut se révéler positif : la cohabitation se passe bien et cette proximité directe avec le travail social ne fait pas chuter les loyers ! Mais la question de la gentrification se pose pour nos déploiements en quartiers populaires. »
L’intention de Yes We Camp est donc de contribuer à l’émergence d’une troisième voie possible, « entre ne rien faire pour ces quartiers, ce que nous dénonçons, et avoir une logique financière pour attirer des catégories sociales plus riches, ce que nous dénonçons également », affirme Éloïse.
Pour la coopérative Cuesta, les artistes ont à gagner « à se frotter à ces contextes en mutation et à participer à un art utile à la société et aux territoires. » Ces projets favorisent de nouveaux terrains d’expression au service de la ville. Dans son livre Les Mondes de l’art, le sociologue Howard Becker analyse la production de toute œuvre d’art comme une action collective où l’artiste est au centre d’une chaîne de coopération. Et quels meilleurs médiums que la ville, ses territoires et ses espaces publics pour asseoir les ambitions d’un art contemporain.