
Le philosophe Marc Crépon déplore dans la politique gouvernementale une défiance à l’encontre des intellectuels et l’absence de perspectives ouvertes pour la carrière des futurs enseignants-chercheurs.
L’ancien directeur du département de philosophie de l’ENS (Ecole Normale Supérieure) et actuel directeur du master de philosophie de l’université PSL (Paris, Sciences et Lettres), Marc Crépon, consacre ses recherches à la critique des constructions idéologiques, philosophiques et linguistiques du nationalisme. S’il a approfondi ces recherches, c’est qu’il soupçonnait que toute invocation de l’appartenance est une source de violences.
Son intérêt pour le nationalisme linguistique s’est développé lorsqu’il a effectué son service national en URSS à l’université de Lénine, située en Moldavie.
Depuis plus d’une dizaine d’années, ses études portent autour de la question des violences aussi bien collectives qu’intimes. Auteur de l’essai : « Ces temps-ci, la société à l’épreuve de mœurs », publié chez Payot et Rivages, il traite dans ce dernier livre la gravité des abus sexuels et notamment de l’inceste. Le philosophe porte également beaucoup d’attention aux questions relatives à la misère étudiante et à la responsabilité intergénérationnelle dans l’insertion professionnelle.
Depuis les années 2000, les postes de maître de conférences (MCF) et d’enseignants-chercheurs diminuent drastiquement, alors que le nombre d’étudiants et d’étudiantes dans les universités augmentent. Quelles perspectives dressez-vous pour les futurs enseignants-chercheurs ?
Le sort des enseignants-chercheurs et des apprentis-chercheurs dépend énormément des disciplines. En raison d’une très grande raréfaction des postes, les sciences humaines sont aujourd’hui plus fragilisées que les autres domaines. Il y a un abîme entre l’ensemble des étudiants attirés par une discipline littéraire au sortir du baccalauréat, et la raréfaction des débouchés qui leur sont offerts. Cela alimente une certaine forme de désarroi, de misère et de détresse. Pour de nombreux étudiants, au terme de plusieurs années d’études et beaucoup de sacrifices, la perspective d’obtenir un poste dans une université dans la discipline de leur choix est très étroite, voire fermée. Les contrats doctoraux étant peu nombreux, leur obtention est extrêmement difficile et déterminante pour les étudiants souhaitant réaliser une thèse.
Étant généralement réservés aux étudiants scientifiques, les contrats doctoraux créés par le biais d’entreprises (Contrats de Conventions industrielles de formation par la recherche, Cifre) sont souvent difficiles d’accès pour des jeunes issus d’une formation en sciences sociales. Les perspectives de financements des thèses dans le domaine des sciences humaines sont sans communes mesures avec le nombre d’étudiants qui souhaiteraient poursuivre leurs études dans les disciplines littéraires jusqu’au niveau doctoral et donc ambitionner une carrière dans le domaine de l’enseignement supérieur et de la recherche.
Quels sont les freins rencontrés par les étudiants qui souhaitent réaliser une thèse de doctorat ? Et pour ceux qui souhaitent s’insérer au sortir d’un master dans le monde professionnel ?
De nombreux établissements remettent aujourd’hui en cause l’inscription en thèse des étudiants qui ne détiennent pas de contrats doctoraux et donc de financement. Cela crée un énorme hiatus entre l’ensemble des étudiants qui ont les capacités de poursuivre des études doctorales et qui y aspirent et le petit nombre de ceux qui à terme pourront le faire. Quand bien même les étudiants continueraient d’avoir la possibilité de réaliser une thèse sans financements, l’écart entre le nombre de docteurs que fabrique cette société et ceux qu’elle est capable de leur offrir reste abyssal.
Je m’interroge d’ailleurs constamment au sujet de l’avenir et des débouchés dont disposeront les 170 étudiants du master de philosophie de PSL que je dirige. Ces études en sciences sociales sont fragilisées, non seulement en France, mais dans toute la communauté européenne et dans la plupart des régions du monde.
L’accès au monde de l’emploi est extrêmement limité pour les étudiants qui ne souhaitent ni poursuivre leurs études au-delà d’un master en sciences humaines, ni ne désirent continuer dans l’enseignement secondaire. Ces carrières difficiles ne sont pas attractives pour tout le monde. Beaucoup d’étudiants qui ont la passion des lettres sont rebutés à l’idée d’enseigner dans le secondaire toute leur vie, compte tenu des conditions pratiques et matérielles déplorables, ajoutées à des conditions salariales dérisoires. Les enseignants sont infiniment sous-payés par rapport au travail réalisé et aux difficultés rencontrées dans leur métier. Et même s’ils aspireraient à enseigner dans le secondaire, ils feraient face à nombre de postes restreints : Il y a plus d’étudiants en sciences humaines qu’il n’y a de postes dans l’enseignement secondaire.
Le président s’est récemment plaint d’un déficit d’intellectuels dans notre pays, ne devrait-il pas penser à financer leurs activités de recherches ?
Je ne vois pas sur quoi Emmanuel Macron s’appuie-t-il lorsqu’il parle de déficit intellectuel. Il y a dans ce pays de grands chercheurs, des figures intellectuelles dans tous les domaines ainsi que de talentueux professeurs d’universités. La France est également dotée d’une prestigieuse institution, le CNRS (Le Centre national de la recherche scientifique) que beaucoup de pays nous envient. Je n’ai pas l’impression que l’on manque de chercheurs, de doctorants brillants, d’étudiants excellemment formés bien qu’ils ne trouvent pas d’emplois, et ce, dans tous les secteurs du « Savoir. »
S’il y a de plus en plus de jeunes qui réalisent leurs thèses où cherchent un emploi dans l’enseignement supérieur ou dans la recherche ailleurs qu’en France, ce n’est certainement pas eux qu’il faut incriminer. Le président devrait davantage s’interroger à ce sujet : pourquoi la France n’est-elle pas capable d’offrir des conditions d’installation aux étudiants, qui leur permettent d’avoir envie de rester ? Il n’y a pas de déficit intellectuel mais un manque de financement des universités. Si le président, Emmanuel Macron, évoque un « déficit intellectuel » c’est pour éviter d’aborder le déficit de moyens. Il rejette ainsi la faute sur les enseignants et non sur la structure. Dire qu’il y a un déficit intellectuel en France, c’est fomenter un mauvais procès à l’université et aux organismes de recherches.
Le gouvernement est informé et alerté de cette paupérisation des universités. Comment expliquez-vous son inaction et cette politique d’austérité exercée envers le sanctuaire de la Culture ?
Une réflexion de fond est nécessaire au sujet de la place des étudiants dans notre société. Ce que je ne vois pas, ce que je n’entends pas, c’est le discours qui consiste à dire que les étudiants ne sont ni un problème, ni un poids, mais une richesse pour notre société, un pari, un défi et une responsabilité. Dans les responsabilités intergénérationnelles, il y en a une qui est considérable, c’est celle de l’insertion et de l’accès à l’autonomie des nouvelles générations. Dans une société donnée, les administrations, les entreprises, les responsables politiques ont la responsabilité d’assurer à la génération dite « étudiante » la possibilité de se projeter dans l’avenir. Aujourd’hui, cette responsabilité n’est selon moi pas assurée comme elle devrait l’être.
Sentez-vous de la part du pouvoir politique une forme de mépris des intellectuels ?
Le pouvoir politique ne méprise pas les intellectuels, il s’en méfie. C’est une méfiance inquiétante qui demande une grande vigilance. La fonction de l’intellectuel est essentiellement une fonction critique. De manière générale, ils donnent aux citoyens des armes critiques pour exercer cet esprit critique. Lorsqu’un pouvoir politique, quel qu’il soit, se méfie des intellectuels, de crainte qu’ils n’alimentent cet esprit, c’est qu’il est pris dans un exercice vertical du pouvoir qui supporte de moins en moins les différentes formes de contestation. La méfiance du pouvoir à l’égard des intellectuels a toujours été un signe de dérive autoritaire. Pour autant, la France est une démocratie et bénéficie des droits qu’elle garantit. Si le pouvoir n’accorde pas aux intellectuels toute l’attention qu’il devrait lui accorder, il les laisse au moins s’exprimer en toute liberté.
Un enseignant-chercheur dispose-t-il encore des moyens suffisants pour exercer correctement et conjointement ces deux métiers ?
Les enseignants-chercheurs sont aujourd’hui dépassés par les charges administratives qui les empêchent très souvent de se consacrer à temps plein à leur travail. L’ensemble des tâches administratives liées à la direction d’un master, d’un programme de master ou d’une école doctorale sont particulièrement chronophages. En parallèle, les enseignants-chercheurs doivent également déposer des projets dont la constitution et la rédaction sont infiniment longues mais indispensables au financement de leur recherche. Ils passent ainsi un temps phénoménal à répondre à des appels d’offres venant des agences de la recherche. Pour autant, il reste toujours possible d’articuler son activité d’enseignement et son activité de recherche.