
Cédric Gouverneur, journaliste indépendant et reporter au Monde Diplomatique, rend à sa manière un hommage aux Vikings du Groenland, tragiquement disparus au XVe siècle, dans son roman, « Blanche Terre Verte », à paraître mardi 22 juin.
En l’an 986, Erik le Rouge, célèbre navigateur scandinave, découvre une immense terre glacée, à l’ouest de l’Islande. Il la nomme « Groenland » (Pays Vert) afin de mieux y attirer les colons. Quelques centaines de Vikings établissent leurs colonies dans des fjords du Sud-Ouest de l’île, propices à la culture des champs et à l’élevage d’animaux. L’ivoire étant particulièrement prisé en Europe médiévale, ils tirent la plupart de leurs revenus de la vente de dents de morse. Ils en sont brusquement privés lorsqu’une nouvelle route commerciale, reliant l’Afrique à l’Europe, s’ouvre. Les défenses d’éléphant vendues à Venise remplacent bientôt les dents de morse.
Dès le XIIe siècle, les températures chutent et entravent la route des navires norvégiens. Les Vikings groenlandais se retrouvent prisonniers des glaces et meurent de faim. À travers son roman historique, vibrant, captivant et réaliste, Cédric Gouverneur tente d’imaginer cet intrigant crépuscule. Écrit d’une plume enlevée, ce passionnant récit plonge le lecteur dans la colonie de Brattahlid, en 1379. La vie y est particulièrement rude et les décisions iniques du jarl (équivalent d’un comte, ndlr) Olaf, qui y règne en maître, agacent certains Vikings. Ce noble se borne à leur assurer que les navires norvégiens finiront par arriver. Mal lui en a pris…
Ces colons sont un peu les oubliés de l’histoire. Avant d’entamer l’écriture de ce roman, comment vous êtes-vous documenté ?
Cédric Gouverneur – Il est vrai que, jusqu’en 1721, presque personne ne s’était intéressé à leur sort. Cette année-là, le missionnaire norvégien Hans Egede est envoyé sur l’île afin d’y effectuer un état des lieux. Il n’y découvre que ruines et squelettes. Les travaux archéologiques ont ensuite démontré que ces malheureux colons, auxquels Erik le Rouge avait sciemment menti en leur vendant ce « Pays Vert », avaient fini par manger leurs chiens, avant de mourir, décimés par le froid et la faim. L’excellent livre de Jared Diamond, Effondrement, a été l’une de mes principales sources. Ce géographe y explique que l’on a trouvé des traces de coups de hache sur les portes des fermes d’influents jarls. On sait ainsi que les pauvres ont fait la guerre aux nobles. J’ai aussi appris que les Vikings allaient régulièrement au Vinland (actuel Canada, ndlr) pour y chercher du bois. En 1957, des archéologues ont trouvé une pièce norvégienne du XIe siècle dans un site amérindien de l’Etat du Maine. C’est fascinant puisque c’est la preuve que ces deux peuples sont entrés en contact des siècles avant l’arrivée de Jacques Cartier et Christophe Colomb !
Avez-vous pu vous rendre au Groenland ?
J’ai eu l’opportunité extraordinaire de m’y rendre avec le voyagiste Grand Nord Grand Large. Ce séjour m’a notamment permis d’en apprendre bien davantage sur les lumières. J’ai pu voir par exemple à quoi ressemblait un ciel arctique en plein mois de décembre. Dans la capitale, Nuuk, contiguë aux anciennes colonies scandinaves, vous n’avez qu’un simple halo rose violacé au Sud. Le reste du ciel est bleu nuit. A cette occasion, j’ai aussi pu vérifier des mots en inuit que j’utilisais dans le récit et en apprendre d’autres. Ainsi ai-je appris que l’inuit parlé au Nunavut (territoire au nord du Canada) et l’inuit du Groenland sont aussi différents que l’italien l’est du français. Toutes ces connaissances acquises ont abondamment nourri mon scénario.
Pourquoi avez-vous choisi de situer le récit dans la colonie de Brattahlid ?
Cette colonie représentait à mon sens un symbole puisque c’était la dernière et c’était celle dans laquelle Erik le Rouge s’était implanté. Elle porte d’ailleurs le nom de sa résidence. Les autres avaient été abandonnées à cause du froid. Le nombre de fjords dans lesquels les Vikings pouvaient cultiver quelques légumes pendant les mois les plus cléments de l’année s’est réduit à peau de chagrin. On sait par exemple que certains colons ont dû abandonner le fjord de Brede pour se mettre au service des nobles à Brattahlid, ce qui a contribué à alimenter les tensions sociales. Jared Diamond explique d’ailleurs que l’on sait que, alors que la colonie était décimée par le froid et la faim, les nobles n’ont rien trouvé de mieux à faire que de brûler vif un pauvre malheureux soupçonné de sorcellerie. Cela témoigne de l’importance du christianisme, qui a poussé les nobles à éliminer les hérétiques lorsqu’ils auraient dû conserver leur énergie pour trouver des solutions.
Vous faites justement référence au Grand Schisme d’Occident : les Norvégiens et les Anglais reconnaissaient le pape Urbain VI tandis que les Français et leurs alliés reconnaissaient Clément VII. En quoi cette division a-t-elle influencé l’histoire des Vikings au Groenland ?
L’infaillibilité pontificale était un dogme extrêmement important du temps de l’Europe médiévale et les nobles scandinaves se bornaient à le défendre. Or, lorsque les colons apprennent qu’il y a désormais deux papes, certains se disent que cette religion est une vaste fumisterie et cela alimentera naturellement leur désir de révolte. Aussi peut-on estimer que, du fait de son implication dans la guerre de Cent Ans, le roi de Norvège Olaf IV s’est désintéressé du sort des Groenlandais.
Le roman est nourri de riches dialogues. Comment faire parler ces Vikings alors que l’on ne sait pas grand-chose de leur manière de s’exprimer ?
C’est justement l’une des principales difficultés que j’ai rencontrées. Il fallait absolument que ces dialogues soient crédibles. J’ai tenté d’éviter les anachronismes. Les Vikings avaient par exemple des tatouages mais je n’ai pas utilisé ce mot car il est d’origine polynésienne. Je lui ai préféré « dessin gravé sur la peau. » J’ai aussi essayé de ne pas tomber dans le ‘Jacquouille la Fripouille’ des « Visiteurs ». Il a fallu trouver un juste milieu. Je me suis interrogé sur la pertinence de chaque adjectif, verbe. C’est sans doute pour cela que j’ai consacré trois ans à l’écriture de ce roman.
Vous évoquez également certaines batailles, remarquablement détaillées. Comment les avez-vous rendues si réalistes ?
C’est vrai que l’on sait que les Vikings étaient munis de haches, d’épées, de boucliers et d’arbalètes mais cela ne nous dit rien sur leur façon de combattre. J’ai dû trouver des revues et des sites spécialisés dans les reconstitutions de combats médiévaux. Pour l’arbalète, par exemple, j’avais, dans une première version, écrit un passage en imaginant une cadence de tir assez élevée mais, en vérifiant, je me suis rendu compte qu’il fallait entre 30 secondes et une minute pour la recharger. J’ai aussi appris que les fers de hache de combat étaient crochetés pour accrocher le bouclier de son adversaire. Ce souci de la précision rend le roman, je l’espère, aussi réaliste que je le souhaitais.
Fuyant les conditions climatiques extrêmement rudes du Nord du cercle arctique, les Inuits ont pénétré au Groenland par le détroit de Smith vers 1250, mais ont survécu au petit âge glaciaire et habitent d’ailleurs toujours sur l’île. Pourquoi n’ont-ils pas connu le même sort que les Vikings ?
Ils étaient beaucoup mieux organisés. Leur mode de vie de chasseur-cueilleur leur a permis de parfaitement s’adapter aux circonstances. Ils creusaient des habitations au printemps qu’ils recouvraient avec de la terre et de la tourbe et, surtout, avaient appris quelles plantes pouvaient les protéger du scorbut. J’en ai d’ailleurs eu la confirmation en me rendant sur place : il y avait en fait une plante locale qui était riche en vitamine C. Les Vikings n’avaient plus aucun accès aux fruits et légumes et ont certainement dû passer un ou deux hivers à manger uniquement des oignons ou du chou avant de mourir du scorbut. C’est la thèse que je juge en tout cas la plus probable.