©Geluck

29 ans après avoir accueilli Fernando Botero et ses personnages aux formes rondes et voluptueuses, du 26 mars au 9 juin 2021, les Champs-Élysées accueillent Philippe Geluck et ses vingt chats géants de bronze, qui amusent et questionnent toujours autant.

Un Chat qui écrase une voiture comme un coup de gueule contre les chauffards, un autre transpercé par des crayons tel un martyr, ou bien encore le Chaltérophile, déséquilibré au simple poids d’un oiseau. Fidèle aux 24 albums mettant en scène son personnage reconnu pour sa bonhommie et sa faculté à jouer avec les mots, Philippe Geluck le fait déambuler sous tous ses aspects devant des Parisiens heureux de retrouver un visage familier et non masqué. 

Traversant les générations sans jamais perdre de son impact, Philippe Geluck est un artiste moderne et qui, par essence, ne craint pas de lâcher son stylo pour un nouvel outil. Théâtre, sculpture, télévision, radio, écriture, dessin de presse, bande dessinée, peinture… l’artiste belge parvient toujours à étonner et séduire un public de plus en plus large dans chacune des disciplines qu’il aborde. 


Depuis un an, les Français n’ont plus accès aux lieux culturels, les œuvres d’art restent enfermées entre les murs des musées et galeries, sans que personne ne puisse les approcher. Installer le Chat sur les Champs-Élysées, c’était aussi une manière pour vous d’amener, pour une fois, la culture aux visiteurs et de montrer que la culture continue de vivre ?

Philippe Geluck – Dans le cas présent, ce n’est pas une histoire de survie car l’exposition était prévue, bien avant que le confinement pointe le bout de son nez, cela fait trois ans que je travaille sur le projet. Elle était prévue l’année dernière, et puis ça a été annulé et reporté à cette année. Il se trouve que l’on tombe au bon moment, lorsque les gens ont besoin de ça. 

J’ai toujours été quelqu’un de réactif, donc si la culture est en panne il faut inventer des choses pour la remettre en route. Les expositions urbaines sont un de ces moyens-là. Ici, elle est d’une ampleur rarement atteinte, ça demande des moyens, une infrastructure conséquente. Mais il faut voir ces acteurs qui se sont mis à jouer dans les grandes surfaces, ces musiciens qui sont allés produire des concerts à gauche et à droite, ça c’est une question de survie et je trouve ça formidable. 

Justement, cet arrêt brutal de la culture a permis l’émergence de nouvelles pratiques, mais est-ce que ça n’a pas aussi obligé les artistes à sortir de leur zone de confort et aller sur des terrains inhabituels ? 

C’est vraiment compliqué, et il ne suffit pas de le dire, il faut le faire. Pour moi, la culture ne doit jamais s’installer dans le confort. La culture c’est l’inconfort, puisque c’est toujours chercher à faire de nouvelles choses, c’est essayer de surprendre, de choquer. Quand la culture devient confortable, c’est qu’elle devient institutionnelle et stérile. C’est d’ailleurs peut-être l’une des raisons pour lesquelles en Belgique il y a un centre d’émergence artistique, car la culture est mal subventionnée, les artistes doivent donc se débrouiller avec des bouts de ficelle. Ça stimule la créativité. Mais attention, je ne veux pas dire qu’il faut créer des zones d’inconfort pour pousser les artistes à créer.

Vous dites que chaque réalisation est une pulsion artistique, une envie de partager et de rire ensemble de certaines choses. Avant toute chose, c’est aussi ça la culture ? Communiquer avec le visiteur à travers une œuvre et lui faire ressentir quelque chose ? 

Que l’on soit créateur ou consommateur de culture, c’est un échange, qui se joue à des kilomètres, des siècles, ou des budgets. Ça ne coûte rien d’admirer une sculpture dans l’espace public, sans parler de mon exposition ! Ce ne me pose aucun problème d’admirer un tableau de Vermeer des siècles après qu’il l’ait fait. La culture est le cadeau que se font les êtres humains à travers les siècles et les millénaires. 

Lorsque je parle de pulsion de partager et de vouloir faire rire, c’est ma première intention. Mais l’humour n’est pas toujours présent dans la culture et tant mieux. Cela ne doit pas être une obligation, ça deviendrait ennuyant de n’avoir que des œuvres humoristiques. Mais si l’on analyse un peu l’histoire de la culture, tous arts confondus, l’humour est peu présent, que ce soit dans la peinture, dans la sculpture, ou même dans la littérature. Comme si la culture devait être quelque chose de sérieux, un petit peu emprunté. Je vis et je développe le contraire. Le rire est un moyen de communication enchanteur, qui permet de se rapprocher les uns des autres, de séduire, de réfléchir ensemble. 

Le Chat a surgi de votre crayon en 1980. Depuis, rien ne semble avoir altéré sa faculté de faire rire, sur des sujets parfois sensibles, que personne d’autre n’arrive à aborder sans se heurter à une polémique. Comment le Chat parvient-il à s’adapter à une société qui change à toute vitesse et à continuer d’évoquer ces sujets avec légèreté et humanisme sans blesser ni vexer ? 

Je suis incapable de l’expliquer. Je m’en réjouis, bien sûr. D’une part, il y a peut-être ma sincérité, mais je ne pense pas être le seul à être sincère. J’arrive à présenter les choses d’une manière à ce qu’on comprenne que c’est pour rire, et que ça n’a pas d’autres intentions cachées, même si j’ai réalisé quelques dessins parfois violents. Je n’ai pas la recette mais je continue à faire ma cuisine. Je la fais à l’instinct et jusqu’à présent, l’instinct est plutôt bon.

Il y a forcément des sujets qui fâchent. C’est tellement sensible que n’importe quoi peut être tourné en sujet de polémique. Bien sûr que les blagues racistes ou homophobes sont insupportables si elles ne sont que ça, car elles ne tiennent que des propos qui véhiculent du mépris, de la haine, de la stigmatisation. Mais n’oublions jamais qu’il y a le mot « blague » là-dedans. Et quand c’est une blague, le but n’est pas de blesser ou d’humilier, mais de faire rire. Je pense qu’il faut absolument pouvoir conserver cette faculté de pouvoir rire de sujets sérieux. Aujourd’hui, la difficulté est de faire comprendre que c’est pour rire et que ça ne doit pas susciter de la haine et des menaces de mort. On peut et on doit pouvoir continuer à faire des blagues pour faire des blagues. Mais ce n’est pas simple. 

Quand on voit certains dessins de presse qui défraient la chronique, ceux qui sont condamnés ou qui valent à leur auteur des menaces, parfois de mort, comment, en tant que créateur du Chat qui réagit aux sujets de société, arrivez-vous à garder un équilibre sain et propice à l’humour ? 

Je vais répondre par un exemple. Un jour, j’ai réalisé un dessin pour Siné Mensuel. Il mettait en scène un couple homosexuel : l’un des hommes portait une djellaba, et avait une barbe, il avait l’allure de l’ultra religieux musulman, et l’autre avait une petite étoile de David autour du cou, et une casquette de cuir. Ils étaient assis dans un divan, devant une chaise roulante où était installée une petite fille voilée et tétraplégique. Le titre était « Ce couple a-t-il le droit de faire euthanasier la petite fille tétraplégique qu’il a adopté ? » et l’homme de confession musulmane réagissait : « J’ai peur de ce que vont penser les voisins bibiche ». Ce dessin a fait rire car j’y déverse tous les aspects politiquement incorrects. Personne n’a pu me dire que je me moquais spécifiquement de l’homosexualité, de la religion, du handicap, ou même de l’euthanasie. Tout était là. Je ne dis pas que c’est la recette, mais c’est peut-être aussi l’une des solutions. Remettre une couche de plus. Mais je ne voudrais pas que de jeunes dessinateurs suivent mon exemple et se prennent des tombereaux d’insultes ! 

©Geluck

Le Chat est sorti du papier dès 1988 pour être représenté en 3D. Sur les Champs-Élysées, il y a ce Chat docteur qui ausculte un oiseau mais qui tient une fourchette dans son dos. Le fait de rendre le Chat plus concret procure-t-il un autre effet pour vous ?

Le représenter en 3D me permet de l’aborder d’une manière différente, de le réinventer, de me l’approprier, mais ça n’ouvre pas vraiment le champ à plus d’expression puisque je me prive de la parole. La sculpture est muette et je dois exprimer des idées à travers une position, une gestuelle. C’est un défi artistique mais c’est aussi, et avant tout, un bonheur. Dans le cas du Chatdoc, en dessins je dois le faire en narration. À l’exposition, tout peut être proposé en une seule pièce. La supériorité du dessin, c’est que j’explique une histoire, que les lecteurs vont lire jusqu’au bout. Avec la sculpture, je ne suis pas certain que tout le monde en fasse le tour pour voir le clin d’œil de la fourchette. 

Dans les 20 chats des Champs-Élysées, il y en a plusieurs qui sont porteurs d’un message fort, éloquent. Est-ce que c’est aussi ça l’une des missions de l’art, alerter sur une réalité en la rendant plus abordable, plus imagée ?

Lorsque l’art est plus engagé, il est forcément plus interpellant. C’est l’un des aspects de l’art et de la culture en général, c’est aussi le rôle des artistes. Mais ça ne doit pas, selon moi, se limiter à cela. Sinon, on se met à faire du dessin militant et on risque de s’éloigner de l’humour, car ce ne sont pas les œuvres d’art militantes qui sont les plus drôles. Ce n’est pas pour cela qu’il faut s’en priver non plus. Mais c’est pour cela que je n’ai pas réalisé 20 sculptures militantes ; j’en ai fait seulement trois. De tout temps, dans l’humour, beaucoup de gens ont été contestataires, on pense aux caricatures d’avant la Révolution française, sur les nobles, les riches, le pouvoir, sur le clergé, c’était de l’art militant. Mais c’était avant tout de la caricature. 

Est-ce le fait de pouvoir réaliser et exposer 20 statues monumentales, pour un dessinateur, permet de prouver que l’art est et doit être transversal ? Qu’un artiste ne doit finalement pas être enfermé dans une seule case ? 

C’est primordial de considérer qu’être un artiste, c’est un état d’esprit, c’est bien plus qu’une simple profession. Et c’est quelque chose qui est propre à notre époque, lors de laquelle les arts « mineurs » sont venus tutoyer les arts « majeurs », de très près. Il y a encore des gens qui pensent que la bande-dessinée n’a rien à faire dans les musées ou dans les galeries, et que la chanson est un art tout à fait secondaire par rapport à la musique. Ça faisait rire doucement Gainsbourg à l’époque. Il disait d’ailleurs « les arts mineurs sont en train d’enc*** les arts majeurs. » Je trouve que tous ces arts coexistent aujourd’hui et c’est tant mieux. Ce qui m’amuse plutôt, c’est de me dire qu’il y a encore des personnes qui doutent de ce phénomène. Pour eux, l’art contemporain doit être dans les galeries. Mais là n’est pas la question, ça n’a aucune importance. 

J’espère simplement que ce projet ne va pas donner une série d’expositions où dans trois mois, il y aura des Schtroumpfs géants sur les Champs Élysées et un Spirou monumental sur l’Arc de Triomphe. Ce n’est pas le but, même si je leur souhaite. Mais je ne veux surtout pas être un donneur de leçon. 

Depuis un an, la culture semble être relayée au second plan, en ne figurant pas dans les secteurs de première nécessité. Et pourtant, on sent de plus en plus un besoin crucial de retrouver théâtre et cinémas. 

Je trouve ça terriblement injuste. Les gouvernements sont venus en aide à des secteurs économiques de premier plan, et c’est tout à fait normal. Mais pour moi, la culture est un secteur de première nécessité et en plus, il est économique. Les gens en ont besoin, d’après ce qu’ils me disent sur les Champs Élysées, ça leur manque tellement. Il y a un vrai besoin viscéral de retrouver la culture, que l’on ne ressentait peut-être pas avant. Il faut l’entendre, mais en France, les dirigeants sont un peu sourds à ce genre de discours. Mais ils vous entendront ! 

1 COMMENTAIRE

  1. J adore. On sens bien les caractéristiques du chat ds la verve de son auteur ou l inverse. C est bon enfant ss etre beni oui oui. Ca peut-être léger comme interrogatif. Ms tjs bienveillant et jamais blessant. Il est vraiment la pr le plaisir et parfois pr nous faire réfléchir a ce je trouve être les contradictions de la vie. Il y a du R. Devos en lui.
    Tres belle interview super

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